Histoires ou Contes du temps passé (1697)/Original/Le petit chaperon rouge

La bibliothèque libre.
Histoires ou Contes du temps passé (1697)/Original
Histoires ou Contes du temps passéClaude Barbin (p. 47-56).



PETIT CHAPERON
ROUGE


CONTE


Il estoit une fois une petite fille de Vilage, la plus jolie qu’on eut sçû voir ; sa mere en estoit folle, & sa mere grand plus folle encore. Cette bonne femme luy fit faire un petit chaperon rouge, qui lui seïoit si bien, que par tout on l’appelloit le Petit chaperon rouge.

Un jour sa mere ayant cui & fait des galetes, luy dit, va voir comme se porte ta mere-grand, car on m’a dit qu’elle estoit malade, portes luy une galette & ce petit pot de beurre. Le petit chaperon rouge partit aussi-tost pour aller chez sa mere-grand, qui demeuroit dans un autre Village. En passant dans un bois elle rencontra compere le Loup, qui eut bien envie de la manger, mais il n’osa, à cause de quelques bucherons qui estoient dans la Forest. Il luy demanda où elle alloit ; la pauvre enfant qui ne sçavoit pas qu’il est dangereux de s’arrester à écouter un Loup, luy dit, je vais voir ma Mere-grand, & luy porter une galette avec un petit pot de beurre que ma Mere luy envoye. Demeure-t-elle bien loin, lui dit le Loup ? Oh ouy, dit le petit chaperon rouge, c’est par de-là le Moulin que vous voyez tout là-bas, là-bas, à la premiere maison du Village. Et bien, dit le Loup, je veux l’aller voir aussi ; je m’y en vais par ce chemin icy, & toy par ce chemin-là, & nous verrons à qui plutost y sera. Le Loup se mit à courir de toute sa force par le chemin qui estoit le plus court, & la petite fille s’en alla par le chemin le plus long, s’amusant à cueïllir des noisettes, à courir aprés des papillons, & à faire des bouquets des petites fleurs qu’elle rencontroit. Le Loup ne fut pas long-temps à arriver à la maison de la Mere-grand, il heurte : Toc, toc, qui est là ? C’est votre fille le petit chaperon rouge, dit le Loup, en contrefaisant sa voix, qui vous apporte une galete, & un petit pot de beurre que ma Mere vous envoye. La bonne Mere-grand qui estoit dans son lit à cause qu’elle se trouvoit un peu mal, luy cria, tire la chevillette, la bobinette chera, le Loup tira la chevillette, & la porte s’ouvrit. Il se jetta sur la bonne femme, & la devora en moins de rien ; car il y avoit plus de trois jours qu’il n’avoit mangé. Ensuite il ferma la porte, & s’alla coucher dans le lit de la Mere-grand, en attendant le petit chaperon rouge, qui quelque temps aprés vint heurter à la porte. Toc, toc, qui est là ? Le petit chaperon rouge, qui entendit la grosse voix du Loup, eut peur d’abord, mais croyant que sa mere-grand estoit enrhumée, répondit, c’est vostre fille le petit chaperon rouge, qui vous apporte une galette & un petit pot de beurre que ma Mere vous envoye. Le Loup luy cria, en adoucissant un peu sa voix ; tire la chevillette, la bobinette chera. Le petit chaperon rouge tira la chevillette, & la porte s’ouvrit. Le Loup la voyant entrer, luy dit en se cachant dans le lit sous la couverture : mets la galette & le petit pot de beurre sur la huche, & viens te coucher avec moy. Le petit chaperon rouge se deshabille, & va se mettre dans le lit, où elle fut bien estonnée de voir comment sa Mere-grand estoit faite en son deshabillé, elle luy dit ; ma mere-grand que vous avez de grands bras ! c’est pour mieux t’embrasser, ma fille : ma mere-grand, que vous avez de grandes jambes ! c’est pour mieux courir mon enfant : ma mere-grand que vous avez de grandes oreilles ! c’est pour mieux écouter, mon enfant. Ma mere-grand que vous avez de grands yeux ! c’est pour mieux voir, mon enfant. Ma mere-grand, que vous avez de grandes dens ! c’est pour te manger. Et, en disant ces mots, ce méchant loup se jetta sur le petit chaperon rouge, & la mangea.

MORALITÉ.

ON voit icy que de jeunes enfans,
FBelSur tout de jeunes filles,
FBelles, bien faites & gentilles,
Font tres-mal d’écouter toute sorte de gens,
FoEt que ce n’est pas chose estrange,
FoS’il en est tant que le loup mange.
Ie dis le loup, car tous les loups ;
Ie dNe sont pas de la mesme sorte ;
Ie dIl en est d’une humeur accorte,
Ie dSans bruit, sans fiel & sans courroux,
Ie dQui privez, complaisans & doux
IusquSuivent les jeunes Demoiselles
Iusque dans les maisons, jusque dans les ruelles ;
Mais, hélas ! qui ne sçait que ces loups doucereux,
MDe tous les loups sont les plus dangereux.